Un ancien proverbe africain dit : « Dans la jungle, il existe de nombreuses façons de mourir, la plus dangereuse étant la danse du singe et la démarche du paon. »
Le commandement de la milice des Forces de soutien rapide sait bien que la bataille d’El-Fasher constitue le dernier acte de leur macabre démonstration, qui restera gravée dans l’histoire de l’État soudanais. Et si cette bataille n’est pas le dernier clou dans leur cercueil, elle marque assurément le moment tant attendu de la justice, une justice que réclament depuis longtemps des âmes qui, un jour, ont choisi d’affronter une barbarie sans précédent dans l’histoire récente du Soudan
La résistance d’El-Fasher à la milice des Forces de soutien rapide
Depuis le début des événements du 15 avril 2023, toutes les parties internationales et régionales ont misé sur la chute d’El-Fasher, capitale de l’État du Darfour-Nord, aux mains de la milice des Forces de soutien rapide, après que cette dernière a pris le contrôle de la plupart des autres États de la région. Pourtant, la résistance d’El-Fasher n’était rien d’autre qu’un prélude à la bataille de Khartoum.
La redéfinition de la future carte géopolitique du Soudan post-Béchir n’a pas été déterminée uniquement par la bataille de Khartoum, mais s’est imposée aussi par la bataille d’El-Fasher. En effet, l’évolution rapide de cette bataille a mis en lumière un affrontement politique, sécuritaire et de renseignement auquel l’institution militaire soudanaise semble faire face avec fermeté, comme le confirment les faits récents.
“Après la libération de la capitale Khartoum et le déplacement de la direction soudanaise vers l’ouest pour purifier la région du Darfour, trois visions ont émergé concernant la bataille d’Al-Fashir :”
Vision des milices des Forces de soutien rapide :
Les Forces de soutien rapide considèrent que leur survie future dans le Soudan post-Béchir dépend du maintien de leur contrôle sur El-Fasher. Toute perte de cette ville pourrait entraîner une désintégration interne que la milice ressent déjà dans son corps affaibli. Elle craint que cela ne dégénère en ce que l’on appelle, dans le domaine de la sécurité et du renseignement, une « prédation formative ». Dans les calculs sécuritaires et stratégiques de la milice, El-Fashir représente le dernier espoir de regagner la confiance de la composante idéologique à laquelle elle appartient. C’est également la seule porte d’entrée susceptible de convaincre les acteurs régionaux et internationaux de reconnaître, même à l’avenir, leur gouvernement autoproclamé. Enfin, El-Fashir constitue une véritable bouée de sauvetage pour réorganiser la structure interne de la milice et réajuster ses cartes en vue de jouer un nouveau rôle politique au Soudan et dans son voisinage régional.
La direction des Forces de soutien rapide est consciente que sa présence dans la conscience de la majorité de ses cadres et de ses bastions populaires est sur le point de basculer vers un rejet implicite dissimulé par une apparente loyauté.
Cela est illustré par la déclaration du chef traditionnel “Nadhir Madoubi”, adressée à la direction de la milice, dans laquelle il a dit explicitement : « Si la force Al-Sayyad entre dans les frontières de l’État du Darfour oriental, je déclarerai ma reddition à l’armée et je n’autoriserai pas une guerre à l’intérieur d’Al-Du’ayn ».
Une déclaration qui reflète clairement la perte de confiance dans la capacité de la milice à remporter la bataille d’Al-Fashir, sans parler de sa capacité à conserver le soutien de ses bastions jusqu’au bout.
Cela soulève une question cruciale : quelle est la véritable nature de cette composante idéologique sur laquelle la milice et ses partisans se sont appuyés, et que la bataille d’Al-Fashir n’a fait que mettre à nu, révélant ses failles ainsi que celles de ses dirigeants ?
La vision de l’État soudanais
Quant à la direction de l’État soudanais, elle considère que les développements rapides sur le terrain dépasseront la ville d’Al-Fashir. Les profondes divisions imposées par cette guerre à l’existence de l’État soudanais sont perçues comme une opportunité historique dans un contexte exceptionnel, offrant à une direction chanceuse le rôle de redresser entièrement l’État et de le reconstruire de l’intérieur. Il n’y a plus de Soudan sans la région complète du Darfour, libérée des milices hors-la-loi, aux affiliations et nationalités multiples. La vision de la direction soudanaise s’est donc cristallisée autour de l’idée que la bataille d’Al-Fashir est la seule voie pour éradiquer le projet de division du pays à sa racine. Le succès des forces armées soudanaises à renforcer leur contrôle sur la ville d’Al-Fashir, à déjouer toutes les tentatives des milices des Forces de soutien rapide d’infiltrer la ville, et leur récente prise de contrôle des villes de Al-Hamadi, Al-Dibibat et Tayba, ont considérablement contribué à éliminer le pari sur la composante militaire et sécuritaire des Forces de soutien rapide, qui étaient censées être le noyau de l’armée du prétendu gouvernement de la paix. Cela a également favorisé l’accentuation de la scission morale parmi les membres de la milice, convainquant de nombreux éléments politiques, militaires, sécuritaires et de renseignement d’annoncer leur rupture avec la milice. Ces éléments affirment que leur indépendance ou leur retour dans le giron de la nation découle de leur vision future du Soudan d’après-guerre. Ces éléments sont convaincus que la crise soudanaise et ses tournants essentiels ont engendré un nouveau Soudan, avec un nouveau peuple, qui ne conserve de l’ère de la sauvegarde nationale que des souvenirs. Bien que certains d’entre eux puissent être nostalgiques de cette époque, il est clair qu’ils ne cherchent pas à la faire renaître. Ce changement est dû à l’évolution du concept de la nation chez le citoyen soudanais, donnant naissance à des visions futures qui n’auraient pu émerger que suite à cette épreuve difficile qu’a vécue la terre du Soudan.
La communauté internationale et les réalités qui s’imposent…
La communauté internationale est consciente de certaines réalités qui se sont imposées sur la scène soudanaise :
- Premièrement : L’institution militaire soudanaise, après la libération de la capitale Khartoum, n’est plus la même qu’auparavant. Il est désormais évident pour toutes les parties internationales et régionales que la doctrine militaire adoptée par l’armée soudanaise n’est plus celle qui a fondé la plupart des institutions militaires. Ce que le Soudan a traversé au cours des trois dernières années suffit à redéfinir la vision nationale de toutes les institutions souveraines du Soudan de demain.
- Deuxièmement : L’institution militaire soudanaise et toutes ses agences de sécurité se préparent à faire face à des défis plus importants que la simple défaite des milices multinationales, de leurs approvisionnements et de leurs orientations. Il s’agit d’un équilibre particulier que seules les véritables institutions de sécurité nationales, éloignées de la supervision extérieure et de la gestion étrangère, peuvent comprendre.
- La vision des parties internationales concernant les Forces de soutien rapide et leur leadership est désormais unifiée, bien que certaines parties ignorent implicitement cette vision. Toutefois, cela n’altère en rien leur conviction résumée dans une seule vérité : les Forces de soutien rapide ne tirent plus leur force et leur maintien de leur base interne soudanaise, qui a commencé à forger sa propre vision en fonction de l’expérience acquise lors de la dernière guerre et des conséquences qui en ont découlé. Bien que cette vérité ait été floue durant l’ère du régime de l’« Enqadh », la bataille de la dignité, dont les premiers chapitres ont débuté en avril 2023, est venue pour clarifier et démontrer cette réalité.
Les scénarios possibles concernant la bataille d’Al-Fashir
Premier scénario : “Contrôle de l’armée soudanaise sur la région du Darfour”
Ce scénario dépend de la réalisation de trois facteurs :
- L’acquisition de matériel militaire avancé pour l’armée soudanaise.
• La chute d’Al-Du’ayn. - La poursuite du processus de fragmentation et de fuite des membres des Forces de soutien rapide.
Ainsi, la prise d’Al-Du’ayn par les forces armées soudanaises va causer le déséquilibre au plan sécuritaire et politique des Forces de soutien rapide, d’autant plus que le chef traditionnel “Nadhir Madoubi” l’a clairement déclaré : “Si la force Al-Sayyad entre dans les frontières de l’État du Darfour oriental, je déclarerai ma reddition à l’armée”. Si cela se produisait, cela aurait des répercussions immédiates sur la composition sociale des villes et des États de la région du Darfour. Par conséquent, l’armée soudanaise ne rencontrerait aucun obstacle pour poursuivre ses opérations militaires vers d’autres villes. L’armée soudanaise aurait ainsi consolidé son contrôle sur deux capitales dans la région du Darfour : la capitale de l’État du Darfour du Nord, Al-Fashir, et la capitale de l’État du Darfour oriental, Al-Du’ayn, qui relie l’ouest du Soudan et le centre du pays, et qui est considérée comme un bastion de la tribu Rizeigat. (Ce scénario est toutefois entravé par les liens tribaux importants entre les populations du Darfour et de la République du Tchad, nécessitant une gestion stratégique “spéciale” pour modifier de nombreuses réalités sur le terrain).
Deuxième scénario : “Chute d’Al-Fashir aux mains des Forces de soutien rapide”
Ce scénario est lié à la réalisation de plusieurs facteurs, les plus importants étant :
- La prise d’Al-Fashir de l’intérieur par des cellules de sécurité collaborant avec les milices.
- L’épuisement de l’armée soudanaise en l’entraînant dans des confrontations d’usure sur des fronts non planifiés. (C’est ce à quoi la direction des Forces de soutien rapide s’efforce de parvenir, en mettant tous ses efforts pour le réaliser).
Ce scénario est cependant entravé par la vision de la direction soudanaise qui considère que si la bataille d’Al-Fashir n’est pas remportée par l’armée soudanaise, cela signifiera que le projet de division du pays avance et que le pari visant à empêcher le projet de gouvernement parallèle échouera. De plus, cela entraînerait un recul de la popularité de l’institution militaire soudanaise.
Troisième scénario : “Maintien d’Al-Fashir sous le contrôle de l’armée soudanaise”
Cela signifierait la poursuite des escarmouches entre l’armée soudanaise et les Forces de soutien rapide, ce qui exposerait toutes les villes et régions du Darfour à des attaques et des reculs alternés. Cela aurait un impact négatif sur la réalité des villes et régions sécurisées sous le contrôle des deux parties, qui, après ces escarmouches, seraient considérées comme des cibles légitimes, ce qui aggraverait la situation humanitaire. Cela entraînerait également une intervention de la communauté internationale, et à partir de là, les scénarios suivants seraient envisagés, y compris le “projet de séparation du Darfour” et son commencement.
Scénario 4 : “Le Partage du Territoire” entre l’armée soudanaise et les milices des Forces de Soutien Rapide (FSR). Face à la poursuite de la course à l’armement entre l’institution militaire soudanaise et les FSR, l’un des deux camps pourrait prendre l’avantage sur le champ de bataille. Afin d’éviter l’internationalisation du dossier, qui pourrait entraîner des conséquences imprévisibles, les deux parties pourraient parvenir à un accord pour se partager le territoire, en échange de quoi la partie qui a l’avantage militaire sur le terrain obtiendrait trois des cinq États.
(Bien que ce scénario semble peu probable, en raison de la volonté ferme de l’institution militaire soudanaise d’éliminer totalement les rebelles sans chercher de compromis, et de l’insistance des FSR à conserver l’intégralité de leurs bastions populaires, l’évolution des événements au Darfour reste ouverte à toutes les possibilités.)
“Pour soutenir les efforts pratiques visant à renforcer le rôle de l’État-nation dans le Soudan post-Bachir, on peut faire appel à un ensemble de substituts suivants :”
« L’influence sur les bases populaires de la milice des Soutiens Rapides, dont la majorité vit aujourd’hui dans un climat de méfiance et de suspicion, alors que des rumeurs de scission parmi les membres des Messiria de la milice des Soutiens Rapides circulent, en raison de l’avancée de l’armée soudanaise au Kordofan et de l’intensification des affrontements entre les forces armées soudanaises et la milice des Soutiens Rapides. Pour ce faire, on pourrait faire appel à M. “Mohamed Saleh Al-Amin Baraka”, l’un des premiers théoriciens de l’organisation Al-Atawa, sur lequel Hamidti s’est appuyé au début pour recruter des tribus spécifiques. Après la chute du régime en 2019, il a été écarté et a quitté définitivement le Soudan. (Mohamed Baraka est une figure nationale modérée en pensée). Le composant populaire dans toutes les régions sous les bases des milices des Soutiens Rapides commence à comprendre que le leader de la milice, “Hamidti”, lorsqu’il a cherché à recruter certaines tribus, ne visait pas à établir un projet national au Soudan. C’est ce qu’a confirmé l’écrivain “Youssef Abdel-Mannan” lorsqu’il a dit : « Le projet de Hamidti au Soudan n’a rien à voir avec l’intérieur du Soudan ou avec un quelconque agenda national, mais c’est un projet qui est né de la convergence des objectifs et des agendas de plusieurs parties qui se sont accordées avec les principes de Hamidti, qui veut gouverner le Soudan et le transformer en un royaume. Les principes à partir desquels le leader de la milice des Soutiens Rapides a agi sont des principes personnels, non nationaux. » C’est ce qui explique, à mon avis, la croissance du phénomène de scission et de fuite de certains membres de la milice vers des endroits inconnus. »
Politiquement : Travailler à soutenir les efforts du président turc Recep Tayyip Erdoğan pour réussir l’initiative turque concernant le dossier soudanais. Je pense que Khartoum, par le biais d’Ankara, devrait investir dans la visite imminente du président américain Donald Trump dans les pays du Golfe, d’autant plus qu’Ankara dispose de ses propres mécanismes pour différencier ce que l’on appelle en français “Diplomatie transactionnelle”, qui désigne la diplomatie des transactions. Cette approche est désormais attribuée à l’administration de Trump, qui privilégie la dynamique de la puissance économique et de la sécurité au détriment des alliances à long terme et des équilibres stratégiques.
Travailler à s’engager dans la nouvelle alliance stratégique que la Turquie cherche à former avec les pays de la région de la Corne de l’Afrique, qui est désormais sur le point de se réaliser. Je pense que Khartoum a besoin de ces partenariats stratégiques pour consolider sa légitimité nationale, tout en continuant à isoler les milices de soutien rapide du paysage politique soudanais et affaiblir leur engagement régional et international avec toutes les parties.
En Afrique
Accélérer la formation d’un bloc sécuritaire dirigé par le Soudan pour lutter contre toutes les organisations armées menaçant les États nationaux, étant l’un des pays ayant souffert de la présence de ces groupes et ayant une vaste expérience dans leur confrontation et l’affaiblissement de leur rôle. Pour cela, il est possible de capitaliser sur le renforcement des relations avec les pays africains confrontés à la présence de milices cherchant à prendre le contrôle de l’État national, tels que le Nigéria, le Cameroun et le Ghana, d’autant plus qu’il existe une volonté commune parmi ces pays de collaborer avec Khartoum dans les domaines de la sécurité, de la défense et de la lutte contre le terrorisme. Cette volonté s’est récemment manifestée après le succès de l’armée soudanaise à neutraliser les milices de soutien rapide et à libérer la capitale Khartoum. La coopération sécuritaire du Soudan avec ces pays, en particulier le Nigéria, dans ce domaine serait un ajout précieux et renforcerait la sécurité de l’État national, tout en encourageant de nombreux pays africains à rejoindre ce bloc.
Dans le Golfe
Travailler à convaincre le Koweït, Riyad et Doha, en tant que pays les plus proches de l’humeur populaire soudanaise, de la nécessité de persuader les autres États du Conseil de coopération du Golfe d’adopter une politique commune en faveur de l’avenir de l’État national unifié du Soudan afin de faire face aux développements rapides du dossier soudanais, qui pourraient engendrer de nouvelles alliances en Afrique de l’Est. Si la diplomatie du Golfe ne parvient pas à anticiper cette situation avec une position unifiée, il est probable que la diplomatie du Golfe se retrouve isolée face à ces nouvelles alliances, ce qui pourrait la pousser à changer sa vision de l’Afrique de demain. Ce que je crains le plus, c’est que les divergences politiques entre les pays du Conseil de coopération du Golfe concernant le dossier soudanais et d’autres questions africaines conduisent à l’adoption de politiques contradictoires, ce qui compromettrait l’avenir des relations entre le Golfe et l’Afrique.
En matière de renseignement : Se familiariser avec le programme de Dan Dunham, ancien chef de la cellule Afrique de l’État-Major des forces armées américaines et personnalité clé spécialisée dans les affaires africaines au sein de l’administration américaine, à la lumière de ses efforts sérieux pour résoudre le dossier soudanais, en particulier après la libération de Khartoum, et de sa vision qui semble rapprochée de celle de Brendan McNamara, l’une des figures de proue du domaine sécuritaire travaillant au commandement des États-Unis pour l’Afrique (AFRICOM), et soutenant la direction populaire en Afrique.
Dr. Amina Alarimi
Chercheuse émiratie spécialisée dans les affaires africaines