La relance du projet « Alliés de l’Est » est-elle une obligation soudanaise ou un choix somalien?

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Des responsables politiques et certaines anciennes figures sécuritaires africaines relatent un épisode survenu dans les années 1980 : une réunion privée entre le ministre somalien de la Sécurité nationale de l’époque, Ahmed Abdallah Youssouf, et l’ancien ministre soudanais de l’Intérieur, le général Abdel Rahman Farah. Ce dernier entama la conversation en déclarant: « La presse américaine décrit la relation entre Khartoum et Mogadiscio comme une tension non déclarée. Je pense qu’ils devraient être plus précis à ce sujet ». Youssouf lui répondit : « Vos relations avec Washington sont excellentes, et il vous serait facile de vous renseigner auprès d’eux sur ce que leur presse publie ! À moins que vous n’ayez décidé de vous tourner vers l’Est ? ». Farah répliqua : « Laissons de côté nos différences idéologiques et poursuivons ce que nous cherchons à accomplir dans la région. Êtes-vous prêts ? ». Youssouf conclut en disant : « La Somalie est prête, si le Soudan est convaincu que la clé de sa sécurité passe par une concertation avec Mogadiscio ».

 

Le général Abdel Rahman transmit ce message à ses supérieurs à Khartoum, dirigés à l’époque par le président Jaafar Nimeiri, lequel, bien qu’attaché à la réussite du projet « Alliés de l’Est », dut y renoncer sous la pression exercée sur Khartoum pour l’enterrer. Ces pressions étaient d’autant plus insurmontables que la direction soudanaise faisait face à ce que les services de renseignement français qualifièrent de « Déséquilibre politique», c’est-à-dire un dérèglement profond de l’équilibre politique, forçant par la suite Nimeiri à se retirer.

 

La visite récente du Général de corps d’armée Ahmed Ibrahim Ali Mufaddal, Directeur du Service national de renseignement soudanais, en République fédérale de Somalie, illustre des dimensions sécuritaires et politiques. Elle marque le retour de la maîtrise des institutions étatiques soudanaises par leurs dirigeants. En raison de la multiplicité des routes contribuant à l’acheminement d’armements aux milices des Forces de soutien rapide, la région somalienne du Puntland s’est imposée comme l’une des principales nouvelles voies d’approvisionnement. Cela impose au Soudan de l’après-guerre de « formuler des orientations, définir des visions, diversifier les mécanismes et atteindre les objectifs».

 

Tout comme l’ensemble des pays voisins du Soudan savent que la victoire de l’armée soudanaise dans cette guerre multinationale, aux orientations et approvisionnements multiples, a eu un impact stratégique, sécuritaire et politique sur leur propre sécurité nationale, ils sont également conscients de la faible résilience de leurs institutions en cas de crise similaire à celle qu’a traversée l’armée soudanaise. Cela signifie qu’ils reconnaissent désormais qu’un nouveau « rapport de forces » commence à se dessiner, ce qui doit inciter Khartoum à agir sans tarder.

 

Khartoum est consciente que l’État somalien, dans sa configuration actuelle, ne dispose pas de la capacité nécessaire pour empêcher les approvisionnements militaires en faveur des milices des Forces de soutien rapide en provenance de son territoire. Cette situation représente une opportunité pour Khartoum de relancer le programme « Alliés de l’Est », initié par la direction soudanaise dans les années 1980, mais gelé pour des « raisons politiques ».

 

Après le succès de l’institution militaire soudanaise dans l’éradication de la rébellion et la restauration de l’État, il est impératif pour Khartoum de concentrer ses efforts sur certains points et de renforcer tous les moyens pour les traduire en une stratégie consolidant la sécurité nationale et régionale :

 

Les pays voisins du Soudan comprennent qu’un nouveau rapport de forces est en train de se former dans la Corne de l’Afrique. Il est préférable de coopérer et de coordonner afin de préserver les intérêts nationaux. Le succès des Forces armées soudanaises dans la gestion de cette guerre « multinationale, multiorientée et multi-approvisionnée » a eu un impact stratégique, sécuritaire et politique sur l’ensemble des pays voisins, qui reconnaissent la vulnérabilité de leurs institutions face à un scénario similaire. Cela impose à l’État soudanais de consolider son autorité et de renforcer ses institutions, devenues la seule entité capable d’imposer un consensus national. Pour ce faire, il est proposé :

 

Établir un centre régional de formation tactique, basé à Khartoum, regroupant les pays de la Corne de l’Afrique et ceux de la région des Grands Lacs. Sa mission sera de favoriser l’échange d’expertises sécuritaires et militaires, d’élaborer des mécanismes concrets pour renforcer la sécurité des États membres, de développer des stratégies de lutte contre le terrorisme et les groupes armés menaçant la souveraineté des États, ainsi que d’organiser des conférences et ateliers pour chercheurs et experts en sécurité et en politique.

 

Surveiller les fluctuations « sécuritaires » entre l’Éthiopie et la Somalie. Si Khartoum parvient à les contenir, il sera possible d’assécher les sources d’approvisionnement militaire des milices des Forces de soutien rapide. À ce titre, il est nécessaire d’analyser le rôle de la « Police Liyu », une force paramilitaire de l’État somali éthiopien, créée avec l’appui du service de sécurité éthiopien pour neutraliser le Front de libération de l’Ogaden (ONLF). Après la dégradation des relations éthio-somaliennes, certains membres ont rejoint l’administration de Jubaland et d’anciens combattants de l’ONLF ont fait de même, malgré la signature d’un accord de paix en 2018. Ne percevant aucun bénéfice tangible, ils ont migré vers Jubaland pour combattre Al-Shabaab en échange de rémunérations. Cela explique la nomination du colonel Khalid Sheikh Omar comme commandant des forces d’infanterie somaliennes en novembre 2024, en raison de son passé à la tête des services de renseignement de Jubaland et de son appartenance à la Police Liyu. Cette situation a conduit Addis-Abeba à repositionner ses forces de défense, retirées de Harar, vers le commandement oriental à Gode, pour montrer sa capacité à sécuriser ses frontières contre la menace que représente l’envoi éventuel de troupes égyptiennes dans le cadre de la mission AUSSOM. Cette instabilité frontalière favorise les trafics d’armes dans la région.

 

Je considère que, malgré l’incertitude entourant son horizon, la relance du projet « Alliés de l’Est » semble plus probable au vu des évolutions sécuritaires et politiques dans la Corne de l’Afrique et au Soudan, notamment si l’on prend en compte le rapprochement soudano-érythréen, l’axe érythréo-somalien et les oscillations éthiopiennes, motivées par un impératif d’existence et de redressement.

 

Dr. Ameena Alarimi

Chercheuse émiratie spécialiste des affaires africaines

 

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